L'Emmaginarium
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Je m’engage lorsque j’écris.
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Je m’engage lorsque j’écris.

Temps de lecture : 5 minutes

Lorsque j’étais au lycée et en prépa littéraire, j’ai étudié la dichotomie entre l’art pour l’art et l’art engagé. Je me souviens de dissertations et de compositions pour lesquelles je m’arrachais les cheveux, car j’étais une fervente adhérente de l’art pour l’art.

J’ai changé d’avis, entre temps.

(Heureusement qu’on dit que seuls les imbéciles ne changent pas d’avis.)

« L’art pour l’art », c’est un concept théorisé en France par Théophile Gautier, auteur romantique du XIXe siècle, quoique Edgar Allan Poe l’ait précédé. Dans la préface de son roman Mademoiselle de Maupin (1835), il écrit :

À quoi bon la musique ? à quoi bon la peinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart à M. Carrel [critique littéraire], et Michel-Ange à l’inventeur de la moutarde blanche ? Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid.

La jeune artiste que j’étais se reconnaissait dans ces mots : quelle idée de rendre l’art « utile » ?! Si l’art avait une fonction utilitaire, ne courait-on pas le « risque » de le rendre moralisateur ou pire, propagandiste ? À mes yeux, le seul but de l’art était d’être beau – car si l’on s’éloignait de ce but, alors, comme le disait Théophile, l’art devenait laid.

Il m’était très difficile de m’aligner avec les partisans de l’art « utile », selon lesquels la valeur de l’art est liée à son utilité morale ou didactique.

Aujourd’hui, mon développement et mon engagement m’ont amenée à prendre une position différente. Je me retrouve bien mieux dans les paroles de George Sand, autrice contemporaine de Théophile Gautier :

L'art pour l'art est un vain mot. L'art pour le beau et le bon, voilà la religion que je cherche…

Et en effet, aujourd’hui (mais qui dit que mon avis n’évoluera pas à nouveau ?), je refuse à la fois un art didactique et utilitariste, mais également un art qui serait éloigné de la réalité. L’art – et surtout l’écriture – raconte et même s’il veut être autotélique (du grec ancien αυτοτελές / autotelés : « qui s'accomplit par lui-même »), c’est-à-dire qu’il ne veut exister que par et pour lui-même, il s’ancre forcément dans un contexte : qui écrit ? Quand ? Comment ?

En fin de compte, l’idée de « l’art pour l’art » me frappe aujourd’hui comme une notion « coupée du monde » : qui peut se permettre de faire de l’art pour l’art ?

Ceux qui n’ont pas besoin de remettre en question l’état du monde.

Pour cielles qui ne font pas partie de ce groupe privilégié, l’art est un haut-parleur, l’art est un cri, l’art est beau parce qu’il ne se contente pas d’être de l’art. LeRoi Jones, auteur américain, écrit ainsi :

Tout art est social. Cependant, l'art et la littérature noirs africains ne sont pas seulement utiles [...]. Bien au contraire.

Voilà une longue introduction pour en arriver à ce que je voulais évoquer, à savoir ce que moi je veux mettre dans mon art (entre autres) :

  • de la beauté (évidemment)

  • de la complexité (ça, c’est parce que j’aime bien faire compliqué)

  • du plaisir (celui que vivent mes personnages, celui que l’on prend à lire, et mon propre plaisir d’écrire)

  • des émotions (le cœur qui bat, les yeux qui se mouillent, l’éclat de rire pendant la lecture…)

  • de la réflexion (pour comprendre les intrigues, certes, mais aussi celle qui peut naître lorsque l’on compare mes mondes fictifs et leurs fonctionnements avec notre monde à nous)

  • de l’inclusivité (pourquoi faudrait-il que les protagonistes soient toujours « les mêmes » ?)

Lorsque j’écris, je raconte le monde tel que je le vis, et j’essaie de raconter le monde tel que j’aimerais le voir.

Je n’écris pourtant pas des utopies : tout se mêle, le « bon » et le « mauvais », comme dans la réalité. Mais puisque j’écris, puisque je m’empare de ce haut-parleur, je veux au moins que mon cri puisse être entendu, et pas que par celles qui me ressemblent.

J’essaie, par ma création, de montrer la richesse de notre monde. Je n’écris donc pas que des personnages cisgenres, hétérosexuels, valides et blancs (qui sont, il faut le reconnaître, les protagonistes de la plupart des grands succès).

Mais je ne décide pas pour autant d’écrire un personnage parce que ou pour qu’il représente une autre identité – de genre, de sexualité, de race, de handicap…

Je l’écris comme un être humain, comme j’écris tous mes personnages.

Et ça veut dire que, comme je ne connais que ma propre expérience du monde (par définition), je me renseigne lorsque je ne sais pas. Ainsi, que j’écrive :

  • un personnage malentendant,

  • un personnage dont le genre ne correspond pas au mien (sauf pour les hommes cisgenres, dont le vécu est bien le plus représenté),

  • un personnage qui n’a pas la même orientation sexuelle que moi (encore une fois, sauf les personnages hétéros)

  • ou un personnage qui diffère par l’origine, la culture, la religion…

je me renseigne pour ne pas en faire, encore, un stéréotype, pour ne pas galvauder le vécu de cette identité qui n’est pas la mienne !

Comment fais-je pour me renseigner ?

Il existe de nombreuses possibilités, notamment grâce à Internet.

La première chose à faire, c’est lire des témoignages des personnes concernées (la base !) – et c’est facile, il y en a de plus en plus !

La seconde, c’est se renseigner sur des sites / blogs qui donnent des conseils aux artistes. Voici ceux que j’utilise principalement :

  • le blog Tumblr Writing with Color qui offre « des ressources et des conseils d’écriture liés à la diversité raciale, ethnique et religieuse »

  • le blog Tumblr A Guide to Writing Disabled Characters qui donne des conseils pour écrire des personnages handicapés, et qui a été inspiré par le blog précédent

  • le site Planète Diversité, en français, qui a de très nombreuses ressources.

La troisième option, c’est d’échanger avec des personnes concernées… si, bien entendu, elles y sont ouvertes : c’est plus facile avec une connaissance proche, mais si je connais quelqu’un « de loin », je ne pose pas mes questions à brûle-pourpoint. Je commence par demander si elle accepterait de répondre à quelques questions qui risquent d’être un peu intrusives – et, comme pour tout, j’accepte son refus, si elle refuse !

Si je ne connais personne, j’ai recours à des sensitivity readers, qui se proposent justement pour répondre à ce type de questions et aider les auteurs et autrices à mieux représenter leurs identités. Voici une liste de sensitivity readers francophones, qui pour la plupart répondent bénévolement aux questions.

Et toi, que penses-tu de la théorie de « l’art pour l’art » ?

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