Les mots du mois #9
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On ne pouvait pas bien commencer le mois sans quelques vocables désuets et charmants (oui, c’est mon amour de la langue française qui parle, pas le tien, je sais) !
Je veux aujourd’hui commencer par un mot que j’ai mis dans Sublimes et que l’intégralité de mes beta readers m’a corrigé – alors qu’il ne s’agissait pas d’une faute !
Voici la phrase en question :
Elle allait les faire trouver, tuer, tortorer !
Tu l’auras deviné, le mot en question est « tortorer » : tout le monde l’a corrigé en « torturer ». Et je le comprends ! Si je n’avais pas moi-même découvert ce mot lors de la rédaction de La Chimère, j’aurais sans doute fait pareil…
Mais alors, que signifie ce mot très étrange ?
Il se trouve que je cherchais un synonyme à « manger » ou « dévorer » (pour rappel, ma trilogie parle d’anthropophages). Et celui que j’ai trouvé, tortorer, m’a séduite, pour deux raisons.
La première est purement euphonique : grâce à ce « tortorer », j’ai une belle allitération en « t » et en « r », ainsi qu’une assonance en voyelles ouvertes (« o », « u », « ou »). Bon, l’assonance en « é », en revanche, n’est pas des plus intéressantes, puisqu’il s’agit tout simplement de trois infinitifs du premier groupe : rien de bien folichon.
La deuxième raison provient du niveau de langage : il s’agit d’un terme d’argot français du milieu du XXe siècle. Les exemples d’utilisation donnés par le CNRTL datent de 1953 et 1975. L’expression est une déformation de « tortiller », au sens de « manger vite ». Ainsi, « tortorer » signifie « manger ».
Pour autant, il peut être étonnant qu’un étudiant de la fin du XXIe siècle connaisse ce terme : je suis partie du principe que cet argot « ancien » était revenu à la mode dans le futur proche que je dépeins – ce qui arrive parfois !
Passons maintenant à un second mot, un nom cette fois, que j’avais utilisé dans une phrase très sujette à la licence poétique.
Je décrivais un personnage comme remarquant quelque chose « à la lisière de son ordalie ». On (oui, Lala, je parle de toi !) m’a fait remarquer que l’association de ce terme plutôt rare à une métaphore, dans une utilisation pas tout à fait juste qui plus est, risquait de perdre le lecteur ou la lectrice. J’ai donc remplacé par « à la lisière de son supplice », qui avait le mérite d’être plus clair.
Passons à l’« ordalie » : que signifie donc ce joli mot ?
Eh bien, son sens, pour le coup, n’est pas des plus joyeux : il descend du latin médiéval ordalium, « jugement de Dieu », dont il a conservé le sens, et qui vient lui-même du vieil anglais ordāl, ordēl (anglais moderne ordeal, en français « supplice », « épreuve »). Fun fact : le mot allemand Urteil et le néerlandais oordeel qui signifient « jugement », « verdict » ont la même racine.
L’ordalie était un procès à caractère religieux, où le suspect se soumettait à une épreuve, souvent douloureuse, parfois mortelle : s’il était innocent, alors Dieu – ou les divinités, en fonction – le protégerait d’un sort funeste en l’aidant à survivre – mieux, à surmonter – l’épreuve.
Finalement condamnée par l’Église, l’ordalie – du moins en Occident – pouvait être appliquée à un suspect ou bien départager deux personnes en conflit.
Le premier cas a été rendu célèbre lors des chasses aux sorcières, notamment avec l’ordalie par l’eau froide. On plongeait la personne – souvent une prétendue sorcière – dans une eau bénite (mare, fleuve…) : si elle coulait, elle était acceptée par Dieu et donc innocente ; si elle flottait, elle était coupable.
Mais de nombreux autres types d’ordalie unilatérale ont existé : par le fer rouge, par l’eau bouillante, par le feu…
Quant au second cas, on en a eu un exemple « récent » dans Le Trône de Fer de George R. R. Martin : il s’agissait en effet du duel judiciaire, où s’affrontaient les personnes en conflit… ou des champions qu’ils désignaient. La victoire dans ce type de duel était « due à Dieu ».
Dans mon roman, j’utilisais « ordalie » non pas au sens de « procès », mais de « supplice » – en fin de compte, j’ai fait une savante anglicisation, qui ne fonctionnait pas très bien… On ne peut pas réussir à tous les coups !
Et j’en suis bien marrie !
Oui, il s’agit tout à fait de mon troisième mot du mois : une expression dont l’origine m’intriguait. Quitte à me renseigner, je me suis dit que j’allais partager mes découvertes !
Cette expression provient de l’ancien français soi marrir, « se fâcher ». Il n’est « aujourd’hui » plus utilisé qu’au participe passé, et s’assortit souvent d’un adverbe d’intensité : bien, fort… comme dans « il en fut fort marri ! »
Le sens a évolué : lorsqu’on est marri, on est ou on paraît affligé ou désolé d’une situation particulière. Bon, encore une fois, cette locution n’est pas de première jeunesse : même le CNRTL le qualifie de « vieilli, littéraire ». Mais j’aime tellement les archaïsmes !
J’espère en tous cas avoir communiqué cet amour – et vous souhaite un bon week-end !
PS : je contacte les personnes inscrites comme Mécènes Mystère en début de semaine prochaine avec toutes les informations. Si vous aviez raté le coche, il est encore temps, jusqu’à demain soir, 23h59, pour vous inscrire !